Boubacar Boris Diop, Murambi, le livre des ossements, 2011 (rééd. avec postface)

Une des créations résultante du projet "Écrire par devoir de mémoire" (1998) suite au génocide du Rwanda. Une narration coup-de-poing. "Après un génocide, seul l'art peut essayer de redonner du sens" (T. Morrison).

L'écrivain sénégalais Boubacar Boris Diop signe avec ce roman une création terriblement belle et réussie. Sur le terrain -à Kigali- quatre ans après les massacres, dans le cadre du projet Fest'Africa, "Ecrire par devoir de mémoire", l'auteur a gagné le pari de fictionnalisation du réel se faisant "prêteur de regard"; un regard attentif, fin, et surtout bien différent de celui des médias, omnipotent et dominant jusqu'alors. Subdivisé en quatre parties, la narration, polyphonique, offre au lecteur une myriade de destins individuels qui reflètent les diverses situations vécues en période de génocide et n'hésite pas à condamner la participation française dans ce terrible évènement.

 

La première partie, "La peur et la colère", offre ainsi trois portraits par le biais de récits homodiégétiques qui renforcent l'immersion du lecteur dans la fiction:

-celui de Michel, Tutsi arrêté par les miliciens Interahamwe, critiquant le "je m'en foutisme mondial" , le rôle des médias et la propension à banaliser le mal;

-celui de Faustin, milicien Interahamwe, conditionné psychologiquement par ses instructeurs, sur le point de commencer le massacre des Tutsis;

-celui de Jessica, menant une double vie: bien que possédant une carte d'identité Hutu, cette dernière décide de faire partie du Front Patriotique Rwandais.

La deuxième partie, "Le retour de Cornelius", interpelle par son changement de régime énonciatif désormais hétérodiégétique; le narrateur, externe à l'histoire, fait part du retour de Cornelius, Hutu ayant fui le pays, quatre ans après les évènements. Il fait en outre surgir le thème de la mémoire et la nécessité de la reconstituer, rendant prégnante la tension qui s'établit entre oubli (refoulement) et remémoration. Cette partie permet également de transcrire le dualisme qu'incarne ce personnage, mi-victime et mi-bourreau, son père étant l'auteur des massacres à Murambi.

"Après le génocide, le vrai problème ce ne sont pas les victimes, ce sont les bourreaux" (p.86).

La troisième partie, "Génocide", explicite de par son titre, fait entrer le lecteur au cœur du tragique évènement par le biais de regards diamétralement opposés. Dans une succession haletante, révoltante ou choquante, la narration décrit l'horreur et ses conséquences: ce pouvoir du "nous" massacreur; le paradoxe d'une père qui tue mais cache des enfants Tutsis; la situation particulière des Femmes, humiliées et violées; ce père qui, sans remord, tue sa propre famille; l'absence de punicité des responsables; la part de responsabilité française dans les massacres et leur dérisoire "Opération Turquoise";...

"Même les mots n'en peuvent plus. Même les mots ne savent plus quoi dire" (p.103).

Dans la dernière partie, "Murambi", le lecteur retourne à la narration hétérodiégétique qui se focalise sur le personnage de Cornelius et suit sa progression dans la découverte de la ville qu'il a désertée quelques années auparavant: rencontre avec les ossements, réminiscences, reconstitution d'un passé qui ne lui appartient pas mais qui le concerne. La mémoire désormais pleine et à perpétuer, l'écriture apparaît comme l'unique prisme possible contre l'indicible...

 

"Il dirait inlassablement l'horreur. Avec des mots-machettes, des mots-gourdins, des mots hérissés de clous, des mots-nus [...] et des mots couverts de sang et de merde" (p. 190).

 

Mettant à vif émotionnellement, l'auteur invite également à considérer la malheureuse perpétuité du mal et son caractère universel, l'homme ne semblant jamais apprendre de son passé:

 

"Il vint à l'esprit de Cornelius que vautours et charognards ouvrent chaque jour de nouveaux et mystérieux sillages dans le ciel, en route vers des pays où d'autres cadavres pourrissent sous le soleil" (p. 191).

 

Si le sujet vous intéresse, je vous recommande vivement le roman du guinéen Tierno Monénembo, L'aîné des orphelins (2000), perle romanesque issue du même projet et portant donc sur le même thème.